Le grand Homme Vert

The Green Man a été longtemps, pour moi, le nom d’un pub à Londres où les retrouvailles comme les fins de soirées étaient toujours chaleureuses. L’enseigne de l’établissement, un homme en habit feuillu tenant une pinte aurait dû éveiller mes soupçons, mais je crois qu’il n’appartenait pas à mes préoccupations du moment.

Vous connaissez forcément son visage sous l’un de ses trois aspects. C’est tantôt un homme portant un masque de feuilles où la bouche et les yeux sont visibles. C’est parfois une figure humaine cerclée de feuilles qui sortent également de sa bouche comme un souffle. Et sur certaines représentations, les feuilles jaillissent de sa bouche, mais également de ses narines et de ses yeux.

Élément d’architecture religieuse médiévale, il est pourtant difficile de le réduire à une simple décoration artistique. Présent sous forme de sculpture (bois et pierre) dans les églises ou monuments mortuaires, il témoigne plutôt que les concepts païens et chrétiens ont longtemps cohabité (si vous êtes intéressé par ce concept vous trouverez de quoi satisfaire votre curiosité dans l’ouvrage The Green Man in Britain de Fran & Geoff Doel). Malgré tous les efforts engagés pour la diaboliser, cette figure a tenu bon en se rangeant discrètement du côté des éléments décoratifs.

Les partisans de la représentation artistique évoquent les masques de théâtre grec antique portés lors des bacchanales. Ils avancent que la représentation de l’homme vert s’en inspire. Les coutumes et le folklore nous offrent d’autres pistes de réflexion.

Sir James Frazer, dans son ouvrage The Golden Bough, évoque le culte des arbres. Il indique comment un culte animiste qui offrait à chaque arbre sa personnalité et conscience propre a évolué. Au cours de cette évolution vers un culte polythéiste, c’est un esprit surnaturel passant d’arbre en arbre qui anima la forêt en jetant les prémices d’une figure divine aux traits plus humains.

L’approche animiste se retrouve dans le mât de mai vénéré par les populations celtiques et germaniques en Europe. Ce mât faisant figure d’idole a fortement déplu aux autorités religieuses. Celui de l’église Saint Andrew Undershaft est un exemple. Le curieux nom de l’église provient du mât de mai (undershaft) qui était traditionnellement installé chaque année en face de l’église. La coutume a continué chaque printemps jusqu’en 1517. Le mât a perduré jusqu’en 1547 où il fut enlevé par la foule et détruit comme une « idole païenne ».

L’approche polythéiste se retrouve peut-être sous les traits de Jack in the Green. Cette figure du printemps est endossée par une personne portant un cadre pyramidal ou conique en osier ou en bois décoré de feuillage. Il se rencontre dans le cadre d’une procession, souvent accompagné de musiciens. The Garland King perpétue également cette tradition. À cheval et dissimulé jusqu’à la taille par une lourde guirlande florale en forme de cloche, il mène une procession à travers la ville traditionnellement le 29 mai.

Le symbolisme de l’homme vert se rapporte à la nature. Le flot de végétation sortant de ses orifices rappelle la capacité de la nature à renaître. Il incarne les cycles et le rythme immuable de la nature passant au fil des saisons de vie à trépas. Sa couleur verte se rapporte à la fertilité et par conséquent à la sexualité. Elle évoque également l’enchantement et le royaume des fées. L’homme vert porte la couleur de la nature sauvage et de toutes les créatures qu’elle recèle. Sous cet éclairage, on comprend mieux le dégoût de la religion pour la couleur verte. Ce rejet s’accompagne d’une défiance à l’égard de la nature et de la nécessité de la soumettre pour asseoir la suprématie humaine.

Pourtant le Green man n’a rien perdu de sa souveraineté. Son masque souvent constitué de rameaux de chêne indique sa force et son sens inhérent de la justice. Celle de la nature n’étant pas celle des hommes. Les concepts de pardon et de récompense n’ont pas de réalité dans ce cadre. La loi de causalité s’exerce dans l’idée que l’on récolte ce qu’on a semé. Le gaspillage, la pollution, la cupidité dont nous faisons preuve à l’égard de la nature donnent au Green Man un visage grave. Il est intéressant de remarquer que certaines figures apparaissent dans votre vie à des moments bien précis pour attirer l’attention sur des déséquilibres ou des impasses. Lors de ma première moitié de vie, il s’est fait discret et je l’ai même trouvé parfois ridicule à l’instar d’un masque vénitien de pizzeria ! Il s’est étoffé dans ma vie d’étudiante comme s’étoffe un buisson au printemps. C’est un expert dans l’art du camouflage, mais le poète ou l’initié le trouvera dans le contour d’un bosquet, l’ombre d’une frondaison ou le bruissement du feuillage.

Mina.

LE CHÊNE DE RIA (Conte)

LE CHÊNE DE RIA

The Queen Of Bad Faeries – Brian FROUD from the book « Good Faeries/Bad Faeries »

Extrait du livre : « Contes populaires et légendes du Languedoc et du Roussillon », compilés par Claude Seignolle, édition France Loisirs, 1979

Tout près de la nouvelle gare de Ria, à quelques mètres du mas Marie, il est un chêne robuste et séculaire qui projette l’ombre de ses feuillages sur la route nationale. C’est le roi des arbres d’alentour, comme un aïeul encore vert, au torse de géant, que ne firent plier ni les vents ni les orages, à la tête haute et fière, bravant les éléments, aux bras puissants et noueux qui protégèrent tant de générations.

Qui sait jusqu’où s’étendent dans le sol les racines puissantes, les nombreux tentacules de ce chêne gigantesque ? Qui sait de même à quelle époque remonte sa curieuse légende ?

C’était du moins au temps où régnaient en souveraines dans le Roussillon, et particulièrement dans les environs de Prades, les mystérieuses Encantadas.

Douées d’un pouvoir surnaturel qu’elles tenaient de l’enfer, ces sorcières malfaisantes lutinaient leurs victimes, leur jetaient des sorts, répandaient les pires maux dans la contrée, inspirant aux gens du pays une profonde terreur.

C’est à la faveur de l’obscurité qu’elles accomplissaient leurs maléfices ; aux douze coups de minuit, elles se réunissaient autour du gorch d’en Gourné, le gouffre le plus profond de la Tet, entre Ria et Villefranche. Elles y lavaient leur linge, puis disparaissaient sous la conduite des trois sœurs Analgôs, les plus audacieuses et les plus ridées ; malheur aux habitants du village qu’elles choisissaient pour l’accomplissement de leurs sinistres exploits ; elles leur faisaient subir les pires vexations et laissaient de pénibles souvenirs de leur passage.

En vain les paysans, armés jusqu’aux dents, couraient à leur poursuite et fouillaient la campagne. La bande joyeuse des Encantadas se dirigeait vers le groupe des chênes verts, dont la double rangée, partant du gorch d’en Gourné, courait le long de la grand-route. Et au commandement de l’une d’elles :

Pet sus fulla

Aybre en amont

(pied sur feuille, en haut de l’arbre), elles disparaissaient dans les branches touffues. On entendait alors un bruissement de feuilles qui s’entrechoquent et de branches qui gémissent, comme si un vol d’oiseaux s’était abattu sur ces arbres. Puis la nature rentrait dans le silence jusqu’au moment où arrivaient les paysans furieux ; ils passaient sous les chênes, mais allaient chercher les sorcières ailleurs qu’au milieu des feuilles et des glands.

Une nuit il faisait bien froid, si froid que les paysans pouvaient à peine tenir leurs bâtons et leurs fourches. Lorsqu’ils passèrent sous les chênes, leurs casquettes, qu’ils avaient pourtant enfoncées jusqu’aux oreilles, disparurent comme par enchantement, subtilisées par les fées mystérieuses.

Des éclats de rire résonnèrent dans les airs et les malheureux paysans effrayés regagnèrent leur village à toutes jambes.

Un jour pourtant, un des chênes protesta ; c’était le plus jeune et le plus frêle. Il s’adressa à ses aînés et leur manifesta son indignation :

— Nous ne pouvons plus longtemps, dit-il, nous rendre complices de ces horribles sorcières qui torturent les braves paysans inoffensifs. Leurs agissements infernaux ne peuvent recevoir notre approbation, et je vous propose de ne plus leur accorder l’hospitalité. Chassons-les pour toujours.

Des cris désapprobateurs accueillirent cette proposition. On s’étonna de l’audace, de la hardiesse du jeune plaignant, et l’un des chênes répondit :

— Nous n’avons pas à nous apitoyer sur le sort de ces maudits bûcherons qui nous dépouillent de nos branches et de nos glands. Tant pis pour eux s’ils souffrent. Nous supportons bien, nous, sans rien dire, les intempéries des saisons.

— Vous êtes des égoïstes, cria le jeune chêne, j’agirai seul, mais j’agirai. Et, courageusement, il défendit aux Encantadas de se cacher désormais sous son feuillage. Il les menaça même de dévoiler leur refuge. Les sorcières, dédaigneuses, bravèrent d’abord l’arbre chétif, mais, suivant le sage conseil de la badessa, elles se décidèrent à changer le lieu de leur retraite pour plus de sécurité.

Avant de partir définitivement elles voulurent récompenser les chênes dont la protection, la fidélité et la discrétion leur avaient été jusque-là si précieuses.

— Nous sommes prêtes à vous distribuer les faveurs les plus éclatantes, dirent-elles aux arbres protecteurs. Parlez et vos vœux seront exaucés.

— Les arbres des collines voisines vivent heureux, car leurs feuilles sont fines et étincelantes : nous voudrions avoir des feuilles d’or.

Le vent apporta un bruit harmonieux de voix qui disaient : — Notre feuillage est terne, donnez-nous des feuilles de cristal.

Enfin un rossignol vint transmettre les désirs des chênes les plus éloignés qui demandaient des feuilles plus tendres, parfumées et sans épines.

En moins d’une seconde, tous les chênes obtinrent satisfaction. Seul, l’arbre révolté, objet de la haine des sorcières, conserva son ancien feuillage. Et les Encantadas moqueuses firent autour de lui une ronde échevelée, puis s’éloignèrent : elles étaient vengées.

Le lendemain matin, des contrebandiers passèrent sur la route et aperçurent les feuilles d’or éblouissantes sur lesquelles se jouaient les rayons du soleil ; l’un d’eux grimpa sur l’arbre et fit passer à ses camarades le précieux métal qu’il cueillait à pleines mains. Les contrebandiers remplirent leurs poches, leurs sacs et leurs mantes, sans être inquiétés, puis disparurent dans la montagne.

La tramontane qui soufflait avec violence fit tomber les feuilles en cristal qui se brisèrent.

Ce bruit argentin attira quelques chèvres qui paissaient dans une prairie voisine. Comme elles tendaient leur museau vers les chênes aux feuilles parfumées, le berger monta sur les arbres et les effeuilla pour satisfaire son troupeau.

En un clin d’œil les chênes aux tendres rameaux furent absolument dénudés, tandis qu’à leur côté le petit chêne maudit par les Encantadas conservait seul son feuillage naturel. Il excita la jalousie de ses orgueilleux voisins qui dépérirent les uns après les autres.

Quelque temps après, les Encantadas passèrent sur la grand-route, se rendant à Ria, et furent consternées du malheur survenu aux chênes dont elles avaient récompensé la complicité. Elles se disputèrent, rejetant la faute d’un tel désastre les unes sur les autres, échangèrent des coups et se dispersèrent à jamais.

C’est ainsi que la contrée fut délivrée des Encantadas qui n’avaient plus de pouvoir une fois séparées.

Et le petit chêne vert, qui s’était montré si crâne, fut l’objet d’un vrai culte de la part des habitants de Ria, de Villefranche et des villages environnants. Il grandit au milieu de la vénération générale. On se refusa toujours à remplacer les chênes disparus à ses côtés.